Corinne Lepage dénonce la proposition gouvernementale de supprimer l’IRSN en vue de confier ses compétences à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), ce qui supprimerait la séparation entre les activités d’évaluation et le processus décisionnel.

Le Gouvernement propose d’insérer dans le projet de loi sur l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires un amendement qui modifierait le code de l’environnement. Il consisterait à faire disparaître l’IRSN en vue de confier ses compétences à l’ASN. Cette proposition pose des questions de légalité considérables, voire est franchement illégale et même inconstitutionnelle.

L’insertion de cette proposition dans un texte destiné à accélérer les procédures est en soi la preuve absolue de ce que l’objectif n’est pas du tout de renforcer la sûreté, mais bien au contraire de « fluidifier » les procédures, et de supprimer l’organisation cardinale de toute gestion du risque correcte, à savoir la séparation entre les activités d’évaluation et les activités de décision.

Du reste, l’exposé des motifs de l’amendement est sans aucune ambiguïté. Il estprécisé : « Cette évolution en 2006 visait à exclure toute interrogation sur l’interaction entre les préoccupations de sûreté nucléaire et de radioprotection et d’autres objectifs que le Gouvernement doit aussi assumer, comme veiller à l’approvisionnement énergétique ou jouer son rôle d’actionnaire principal de grands opérateurs du secteur nucléaire. Ces dernières années ont montré que ces évolutions de la gouvernance de la sûreté nucléaire ont produit les résultats recherchés (…) Le lancement d’un grand programme nucléaire doit répondre à des exigences de sûreté robustes, aux meilleurs standards internationaux, reconnues par les citoyens. (…) Il est nécessaire de chercher à l’améliorer (la sûreté) en continu, pour répondre aux exigences connues, aux grands défis d’exploitation et de développement dans le nucléaire mais aussi à des problématiques nouvelles comme pour la corrosion sous contrainte (…) Il s’agit notamment de fluidifier le processus de décision et de gagner en coordination. Par exemple, dans le nouveau dispositif, les expertises techniques pourront être présentées directement au collège de l’ASN, permettant ainsi des décisions éclairées par la science plus rapides qu’aujourd’hui, avec un moindre temps d’appropriation par l’ASN des avis de l’IRSN. » Autrement dit, la prise en compte immédiate des critères autres que ceux de la sûreté stricto sensu doivent permettre de ne plus distinguer entre ce qui est strictement technique et ce qui ne l’est pas.

Cette nouvelle organisation pose des questions de conformité au droit communautaire, de risque de conflit d’intérêts et de non-respect du principe de non-régression en matière environnementale. Mais avant de développer ces différents points, il convient de revenir sur le statut actuel de l’IRSN. Il s’agit d’un établissement public industriel et commercial (Epic) constituant une agence française de sécurité sanitaire au sens de la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et au contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme. Cette loi est fondée sur le principe de séparation des activités de gestion et d’évaluation, qui est un principe de base de la gestion des risques. L’article R. 592-41 du code de l’environnement précise que « l’institut organise, par voie électronique, la publicité des données scientifiques résultant de ces programmes de recherche »et qu’il« contribue à la transparence et à l’information du public en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, notamment en élaborant et en rendant public un rapport annuel d’activité ». Il existe des dispositions particulières en ce qui concerne les activités et installations nucléaires intéressant la défense nationale.

La disparition de l’IRSN pour la fondre à l’intérieur de l’ASN a donc pour effet immédiat de supprimer cette information systématique et préalable à la prise de décision par l’ASN. Elle a également pour effet de mêler les activités d’évaluation et de contrôle au sein du même organisme.

I. La question de la fusion de l’évaluation et de la gestion des risques

Cette organisation soulève tout d’abord une difficulté sur le plan du droit communautaire. L’article 5 de la directive du 8 juillet 2014, modifiant la directive du 25 juin 2009 établissant un cadre communautaire pour la sûreté nucléaire des installations nucléaires, fixe des règles très précises s’agissant des compétences et qualifications en matière de sûreté nucléaire.

Or, l’objectif même de la nouvelle organisation, destiné à aller plus vite (objectif qui ne figure nulle part dans la directive de 2014), repose sur une fusion entre activités d’évaluation et de gestion, ce qui ne permet pas de répondre au considérant 6 de la directive ainsi rédigé : « Il convient que les décisions réglementaires et les mesures de police dans le domaine de la sûreté nucléaire soient prises sur la base de considérations techniques objectives en matière de sûreté et sans influence externe indue de nature à compromettre la sûreté, comme par exemple des pressions indues associées à des changements en matière politique, économique et sociétale ».

L’article 5 de la directive précise les compétences de l’autorité de réglementation, compétences qui n’intègrent en aucune manière la recherche et l’expertise stricto sensu. Ces compétences sont définies à l’article 5, paragraphe 3, de la manière suivante :

« (…) les États membres veillent à ce que le cadre national confie aux autorités de réglementation compétentes les principales missions réglementaires suivantes :

a) proposer ou définir les exigences nationales en matière de sûreté nucléaire ou participer à leur définition ;

b) exiger du titulaire de l’autorisation qu’il respecte les exigences nationales en matière de sûreté nucléaire et les dispositions de l’autorisation concernée et qu’il en apporte la démonstration ;

c) vérifier ce respect par le biais d’évaluations et d’inspections prévues dans la réglementation ;

d) proposer ou mettre en œuvre des mesures de police effectives et proportionnées ».

En application de la séparation entre les activités d’évaluation et les activités de contrôle, aucune compétence d’expertise stricto sensu et a fortiori de recherche n’est confiée à l’organisme de contrôle…

De plus, la règle est d’une extrême fermeté quant à l’obligation d’une indépendance effective de l’autorité de réglementation compétente de toute influence indue dans la prise de décisions réglementaires. Cela implique notamment que l’autorité de réglementation soit « séparée sur le plan fonctionnel de tout autre organisme ou organisation s’occupant de la promotion ou de l’utilisation d’énergie nucléaire et qu’elle ne recherche ni ne prenne, aux fins d’exécution de ses missions réglementaires, aucune instruction de la part de tels organismes ou organisations ». Si l’autorité peut, en vertu de l’article 5, paragraphe 2 d), « faire usage de ressources scientifiques et techniques externes à l’appui de ses fonctions de réglementation »,il ne peut évidemment pas s’agir d’organismes s’occupant de la promotion de l’utilisation d’énergie nucléaire. Or, si l’IRSN répondait bien à cette double qualification, il n’en va évidemment pas de même du projet. En effet, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) deviendrait un expert de la recherche, ce qui est indirectement mais nécessairement prévu dans la modification de l’article L. 592-29 du code de l’environnement, qui précise que l’ASN « peut requérir l’appui technique, pour l’exercice de ses expertises, des services de l’État compétents ».  Antérieurement, cette mention n’existait pas. Cette formulation est manifestement faite en violation des dispositions communautaires sus rappelées.

Il en va d’autant plus ainsi en raison d’un risque de conflit d’intérêts expressément visé au point 9 des considérants de la directive 2014. Ce texte précise que des dispositions doivent être prises pour s’assurer qu’il n’existe pas de conflit d’intérêts avec les organismes qui fournissent des avis ou des services à l’autorité de réglementation compétente.

La nouvelle organisation, précisément, ouvre la porte à des interventions et des services rendus par les services de l’État, y compris le CEA, soit la mise en œuvre d’une disposition permettant le conflit d’intérêts et donc prise en violation complète du texte de la directive.

Enfin, et surtout, le principe de la prééminence absolue donnée à la sûreté n’est plus respecté.  L’article 8 ter de la directive précise que « pour réaliser l’objectif de sûreté (…), les États membres veillent à ce que le cadre national exige que l’autorité de réglementation compétente et le titulaire de l’autorisation prennent des mesures visant à promouvoir (…) des systèmes de gestion qui accordent la priorité requise à la sûreté nucléaire (…) ». Ce ne sera plus le cas dans la mesure où les questions de sûreté ne seront plus traitées en tant que telles de manière distincte des impératifs de production et de rentabilité.

Dans la mesure où les dispositions relatives à l’organisation de l’autorité de sûreté nucléaire figurent au sein du code de l’environnement et relèvent du droit de l’environnement communautaire, le principe de non-régression du droit de l’environnement est applicable. L’affaiblissement de l’application effective des règles de sûreté du fait de la mise à l’écart du principe de séparation entre activités d’évaluation et activités de gestion du risque constitue une violation de ce principe.

Cette violation apparaît encore plus flagrante en ce qui concerne la méconnaissance du principe de participation du public et de son information.

II. L’information et la participation du public

On rappellera tout d’abord que le principe de participation est inscrit dans la Charte de l’environnement, et que le Conseil constitutionnel en fait application comme principe à valeur constitutionnelle. En second lieu, on rappellera que la Convention d’Aarhus, aux termes de son annexe 1, est applicable aux centrales nucléaires et autres réacteurs nucléaires ainsi, du reste, qu’aux installations de retraitement et à toutes les installations touchant de près ou de loin au nucléaire. Elle est bien entendu applicable en droit interne comme en droit communautaire.

Ce texte précise que les autorités publiques doivent mettre à la disposition du public les informations sur l’environnement, etque ces informations doivent être mises à disposition aussi tôt que possible(article 4). L’article 6, qui concerne la participation du public, précise que lorsqu’un processus décisionnel touchant à l’environnement est engagé, le public concerné est informé comme il convient, de manière efficace et en temps voulu, par un avis au public ou individuellement, selon le cas, au début du processus.

Ces principes étaient très clairement appliqués dans le cadre de l’IRSN, et plus particulièrement à l’article L. 592-47 du code de l’environnement, aux termes duquel l’IRSN « contribue à l’information du public. Lorsqu’ils ne relèvent pas de la défense nationale, l’institut publie les avis rendus sur saisine d’une autorité publique ou de l’Autorité de sûreté nucléaire, en concertation avec l’autorité concernée, et organise la publicité des données scientifiques résultant des programmes de recherche dont il a l’initiative ».

Bien évidemment, dans le cadre de la nouvelle organisation, et dans la mesure où il n’est plus question d’une publication des avis d’une autorité qui n’existe plus, les informations scientifiques et techniques figurant antérieurement dans les avis de l’IRSN ne seront plus rendues publiques avant que ne soit prise la décision de l’ASN. Cette situation rend bien évidemment totalement vaine toute participation du public quelle qu’elle soit, les décisions de l’ASN étant prises dès connaissance des avis de ses experts.

Il s’agit donc purement et simplement d’une régression des principes de participation et d’information du public, mais également de non-respect de la Convention d’Aarhus dans ses articles 4 et 6. Il s’agit également d’une violation des dispositions de l’article 8 de la directive communautaire de 2014 qui, dans son point 4, précise que « les États membres veillent à ce que la population ait la possibilité, comme il convient, de participer de manière effective au processus de prise de décision relatif à l’autorisation des installations nucléaires, conformément à la législation et aux obligations internationales applicables ».

Dès lors, il apparaît clairement que cette proposition gouvernementale, qui constitue un danger manifeste pour la sûreté et donc pour la sécurité des Français et de leurs voisins, est de surcroît prise en violation des dispositions communautaires et nationales. Il aurait été, du reste, intéressant de connaître l’avis du Conseil d’État sur ce point. Malheureusement, le projet de loi a été déposé sur le bureau de la Haute assemblée sans que cet amendement – qui ne devrait pas, compte tenu de son importance, faire l’objet d’un simple amendement mais d’une véritable loi – ait été examiné. Ce n’est probablement pas tout à fait un hasard…

https://www.actu-environnement.com/ae/news/tribune-corinne-lepage-suppression-irsn-asn-danger-41306.php4

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